AprĂšs vous avoir livrĂ© le texte sur le Pardon que j’avais produit pour le mook SPIRIT, voici celui que j’ai composĂ© (non publiĂ©) sur la Gratitude, qui explique la place de cette vertu dans les diffĂ©rentes religions, comme pour le non croyant.

C’est un peu le sentiment qui m’anime en ce moment, tant lorsque j’observe ma dĂ©licieuse famille que durant les aprĂšs-midis que je passe au sein des « Escales Solidaires » avec les isolĂ©s, lieu dont je vous parlerai avec enthousiasme dans un prochain article.

La gratitude envers la Vie, envers le Ciel, envers tous ceux qui ont fait de mon existence un fleuve agitĂ©, certes, mais oĂč il fait si bon nager : l’enfant que j’Ă©tais n’aurait pu l’exprimer, l’adulte que je suis devenue se le doit.

Mais, au-delĂ  d’un ressenti personnel, force est de reconnaĂźtre que la gratitude puise sa source dans des philosophies de vie et des religions de maniĂšre puissante, utilisĂ©e aujourd’hui comme un outil de dĂ©veloppement personnel (par exemple tenir un carnet de gratitude) et, davantage, comme une force vive… car la gratitude est un vĂ©ritable choix.

Je vous souhaite une bonne dĂ©couverte de cet article et n’hĂ©sitez pas Ă  le nourrir de vos propres expĂ©riences de gratitude, de celles qui rĂ©chauffent le coeur.

 LA GRATITUDE

La gratitude est tout sauf un simple merci. Elle est un art de vivre, avec l’autre et avec soi. Essentielle au bien-ĂȘtre et Ă  l’ancrage dans l’instant prĂ©sent, la gratitude est la manifestation d’une reconnaissance de ce qui est beau et bon dans l’existence. Emotion positive qui relĂšve du bonheur, elle nous recentre sur ce dont l’on a de la chance de disposer : un toit, la santĂ©, un ami, une libertĂ© d’opinion, une nature abondante. Nous pouvons toujours trouver une raison de nous rĂ©jouir et d’en remercier Dieu, ciel et terre, un autre ou nous-mĂȘme.

Formidable antidote aux pensĂ©e nĂ©gatives, elle n’est pas qu’une ressource permettant de gratifier notre quotidien : elle aide Ă  l’acceptation jusqu’à la rĂ©silience et, parfois, jusqu’au don de soi. Pour les religions, il est impĂ©ratif de s’ouvrir Ă  la gratitude. « Soyez toujours joyeux. En toute circonstance, rendez grĂąces ; car telle est Ă  votre Ă©gard la volontĂ© de Dieu en JĂ©sus-Christ » clame l’apĂŽtre Paul (1 Thess.5 : 16-18). La gratitude se dĂ©cline Ă  plusieurs Ă©gards : rendre grĂące Ă  Dieu, Ă  nos maĂźtres spirituels et intellectuels, exprimer ce sentiment envers notre prochain. La ressentir au fil des jours nous prend quelques minutes Ă  peine, tandis que ses bienfaits sont dĂ©cuplĂ©s.

Mais il n’est pas simple de manifester notre gratitude, par pudeur, par crainte de se rendre vulnĂ©rable ou redevable. Elle procure pourtant Ă  celui qui l’exprime – et qui accepte de la recevoir – une rĂ©alisation de lui-mĂȘme.

« Je te remercie de cette merveille que je suis »

La gratitude n’est pas un remerciement de convenance. Elle ne consiste pas non plus Ă  simplement rendre la pareille pour un service rendu. Elle est un Ă©tat Ă©motionnel. C’est pour cela qu’elle est difficile Ă  ressentir et Ă  exprimer. Pourtant, cette dĂ©marche amĂšne Ă  se reconnaĂźtre comme un ĂȘtre bienfaisant et Ă  retrouver l’estime de soi. Dans l’ancien testament, une grĂące est adressĂ©e Ă  Dieu ainsi : « je te remercie de cette merveille que je suis et que tu as crĂ©Ă©e ».

Pour l’exprimer, encore faut-il pouvoir la nommer : cette humeur complexe qui se situe entre la joie, le bonheur et la profonde reconnaissance, est-ce un privilĂšge accordĂ© par la bontĂ© divine ou le fruit des bienfaits de la nature, ou d’une personne ? Pour Christophe AndrĂ©, la gratitude est la « conscience de ce qu’on doit Ă  autrui, qui s’accompagne d’un sentiment agrĂ©able ». Selon le psychiatre, elle est une « dette joyeuse » qui nous ouvre les yeux sur le fait que « sans les autres nous ne sommes rien, ou pas grand-chose ».

La gratitude est particuliĂšrement prĂ©cieuse Ă  la philosophie zen et Ă  l’enseignement du Bouddha : « Prenons une vertu encore plus humble : la gratitude. Avec cette unique vertu, le monde pourrait ĂȘtre en paix. Elle nous force Ă  reconnaĂźtre que, dans ce monde, chaque personne est bĂ©nĂ©fique Ă  quelqu’un d’autre. [
] Si nous prenons conscience de notre dette de gratitude envers tout cela, nous serons incapables d’agir d’une façon qui nuise ou oppresse qui que ce soit.» 1

L’humble ressentira plus aisĂ©ment de la gratitude pour les « faveurs » de la vie, du moins il les reconnaĂźtra comme telles, tandis que, souvent, notre ego tourne notre regard sur ce que nous n’avons pas. Les personnes dans le dĂ©nuement qui pourtant cultivent la joie, sont parfois, Ă  cet Ă©gard, des « modĂšles » de gratitude.

« Nous sommes en permanence des affamés »

Nommer la gratitude permet de la ressentir profondĂ©ment, l’exprimer devient alors plus aisĂ©. Il se produit un effet d’entraĂźnement : Ă©numĂ©rer les motifs de reconnaissance au quotidien multiplie les raisons de nous rĂ©jouir et permet de la ressentir plus naturellement. La gratitude se cultive et il faut savoir en faire provision. Influant sur nos relations sociales et notre santĂ©, elle nous permet de savourer l’existence et d’ĂȘtre prĂ©sents Ă  nous-mĂȘmes, en agissant comme quelqu’un d’heureux, mais sans en attendre un retour, au risque de ne ressentir que frustration et amertume face aux ingrats qui jalonnent notre route.

Les religions nous rappellent que nous ne devons pas nous conduire en enfants gĂątĂ©s, ce que nos civilisations modernes ont tendance Ă  gĂ©nĂ©rer. L’écrivain Christiane Singer, reconnaissante des derniers mois qu’elle eut Ă  vivre, disait : « une des souffrances les pires dans notre sociĂ©tĂ©, c’est la revendication et le larmoiement permanents. Rien ne nous est dĂ». L’organe de la gratitude a Ă©tĂ© mutilĂ© dans notre modernitĂ©. Il faut le refaire surgir. Sinon nous sommes en permanence des affamĂ©s. »

Le chrĂ©tien est pourtant exhortĂ© Ă  l’action de grĂąces : dans l’épĂźtre aux Colossiens, Paul Ă©crit que, dans les derniers jours, les hommes deviendront ingrats, a-charistoĂŻ (2Tm 3.2). En revanche, en Colossiens 3.15, il invite Ă  ĂȘtre des eu-charistoĂŻ, c’est-Ă -dire des hommes et des femmes reconnaissants. « Etre reconnaissant, tel est le devoir premier du chrĂ©tien. L’action de grĂąces est permanente, continue. La reconnaissance n’est pas un acte occasionnel, passager, elle doit ĂȘtre une disposition fonciĂšre et permanente. L’apĂŽtre le rappelle avec force : « Quoi que vous fassiez
faites tout
 en rendant grĂące Ă  Dieu le PĂšre. » (Col 3.17)2.

« Réjouissez-vous pour tout le bien que le Tout Puissant vous a accordé »

Le judaĂŻsme porte intrinsĂšquement cette gratitude : au rĂ©veil, le premier mot du rituel de priĂšre est ani modĂš, « je suis reconnaissant ». Il n’est d’ailleurs pas anodin que le mot « Juif » se dise en hĂ©breu yehoudi « qui dĂ©rive Ă©tymologiquement du nom Yehouda, lui-mĂȘme issu du verbe lehodot, « remercier », « avoir de la gratitude pour », que l’on retrouve dans le mot toda (« merci »)3, explique le philosophe et rabbin Marc-Alain Ouaknin. « Juif » et « merci » appartiennent Ă  la mĂȘme racine, poursuit-il. Ainsi, ĂȘtre juif c’est savoir dire merci, reconnaĂźtre ce que l’on doit Ă  l’autre. C’est d’emblĂ©e ĂȘtre en relation, (…) mouvement et sortie de soi par la reconnaissance et la gratitude ».

Et la Torah Ă©nonce : « rĂ©jouissez-vous pour tout le bien que le Tout Puissant vous a accordé » (DeutĂ©ronome 26:11). Concept fondamental du judaĂŻsme et l’une des principales vertus que l’homme doit dĂ©velopper, la gratitude se manifeste en tout en premier lieu Ă  l’égard du divin, mais aussi Ă  l’égard des autres et de soi-mĂȘme et Ă  toute personne qui a fait du bien.

Et qu’en est-il de ceux qui nous ont fait du mal ? Il semble possible d’Ă©prouver cette Ă©motion reconnaissante y compris dans la douleur, car la gratitude « dĂ©passe la colĂšre du cƓur » nous dit Bertrand Vergely, thĂ©ologien orthodoxe. Elle opĂšre une rĂ©silience face Ă  un traumatisme : en exprimant une gratitude, nous choisissons d’orienter notre mental vers le positif et dans l’ici et maintenant.

Le pouvoir de l’émerveillement exercĂ© au quotidien ravive la mĂ©moire du bon qu’une pĂ©riode de tristesse, de deuil, de maladie peut effacer. Or c’est justement dans l’Ă©preuve que nous avons besoin de la force que donne le sentiment de gratitude. Etty Hillesum, victime de la Shoah, Ă©crivit en son journal : « tu m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de partager Ă  pleines mains. (
) Lorsque je me tiens dans un coin du camp, mes pieds plantĂ©s sur ta terre, alors il coule parfois des larmes sur mon visage qui naissent de mon Ă©motion et de ma gratitude intĂ©rieures, cherchant une maniĂšre de s’exprimer. »

« Rendre grĂące, c’est partager »

Oser Ă©prouver et recevoir de la gratitude est un dĂ©fi mais cela permet de saisir son appartenance Ă  la communautĂ© de vie et de reconnaĂźtre l’autre, car, au-delĂ , il s’agit de tĂ©moigner auprĂšs de celui qui en est Ă  l’origine, dans un Ă©lan de partage. « Remercier, c’est donner ; rendre grĂące, c’est partager, selon AndrĂ© Comte-Sponville. Ce plaisir que je te dois, ce n’est pas pour moi seul. Cette joie, c’est la nĂŽtre. » Et de nous rappeler de donner Ă  notre tour. Rebecca Shankland le confirme : « la gratitude rĂ©duit la tendance au matĂ©rialisme et Ă  la comparaison sociale et augmente l’empathie, ce qui gĂ©nĂšre des relations de meilleure qualitĂ©.»4

Les neurosciences ont Ă©galement dĂ©montrĂ© que dire merci et Ă©prouver de la gratitude augmentent notre bien-ĂȘtre. Rebecca Shankland nous l’explique : « exprimer sa gratitude ou Ă©prouver de la reconnaissance pour ce qu’il nous a Ă©tĂ© donnĂ© de vivre est bien plus qu’une qualitĂ© ou une Ă©motion agrĂ©able. La gratitude, en tant que choix dĂ©libĂ©rĂ©, est un vĂ©ritable moteur de bien-ĂȘtre pour celui qui la cultive et pour celui qui en reçoit l’expression. »

Robert Emmons5 s’est aperçu que lorsque nous savons nous Ă©merveiller des toutes petites choses, nous nous sentons plus heureux, plus reliĂ©s aux autres et plus vivants. Cette pratique nous apporte mĂȘme de la longĂ©vitĂ© car elle est « l’un des moyens les plus simples pour contrer les partis pris nĂ©gatifs du cerveau [
] et d’amĂ©liorer la santé ». Ce professeur nous invite alors Ă  la reconnaissance de maniĂšre rĂ©guliĂšre, par exemple en tenant un « journal de gratitude » ou un initiant un cycle « donner et recevoir ».

La rĂ©jouissance du don de la vie crĂ©e une confiance en l’avenir. Vertu siamoise de l’optimisme, la gratitude naĂźt souvent de l’humanitĂ© que les gens nous tĂ©moignent mais peut aussi Ă©maner de la simple observation d’un paysage, de la beautĂ© d’un sourire, une Ɠuvre, un moment de douceur. Cette Ă©motion guĂ©risseuse attĂ©nue la lassitude ou la colĂšre et ouvre la porte Ă  la richesse de la vie et au pouvoir de s’en Ă©merveiller.

L’Imam Al-GhazĂąlĂź6 dĂ©crit les mĂ©rites des deux vertus que sont la patience et la gratitude (al-shukr) : « Le ProphĂšte disait : la situation du croyant est vraiment Ă©tonnante ! Tout ce qui le concerne est merveilleux : quand, devant un malheur, il fait preuve de patience, cela lui sera bĂ©nĂ©fique ; et quand, dans un moment de joie, il se montre reconnaissant envers Dieu, alors cela lui sera Ă©galement bĂ©nĂ©fique », Ă  condition que celle-ci ne se limite pas Ă  une expression verbale.

Comme bien des vertus, la gratitude est exigeante : qu’elle se manifeste religieusement ou prosaĂŻquement, elle doit ĂȘtre authentique, c’est-Ă -dire libre et sincĂšre. Mais sa manifestation est simple. Simple comme une priĂšre, courte car elle va Ă  l’essentiel – comme dire les grĂąces avant un repas Ă  Thanksgiving, journĂ©e de l’action de grĂące nord-amĂ©ricaine – ou comme un mot, un geste, un peu de temps.

Le chercheur Martin Seligman7, pĂšre de la psychologie positive, s’appuie sur cette accessible fraĂźcheur de la gratitude : il suffit – renonçant ainsi Ă  la banalitĂ© du quotidien – de rendre grĂące Ă  trois petits bonheurs de la journĂ©e pour en ressentir les bienfaits. La gratitude est au fond d’une simplicitĂ© enfantine, si bien chantĂ©e par l’ours Baloo du Livre de la Jungle : « Il en faut peu pour ĂȘtre heureux (
) quelques rayons de miel et de soleil». Et si le chemin le plus court vers la gratitude Ă©tait d’en appeler Ă  notre Ăąme d’enfant ?

Ailleurs….

Sagesse amérindienne

La vie et la pensĂ©e des indiens d’AmĂ©rique est fondamentalement emplies de gratitude et de respect envers la vie, ils se sentent comme partie intĂ©grante de la Terre MĂšre, de la nature. « Quand tu te lĂšves le matin, remercie pour la lumiĂšre du jour, pour ta vie et ta force. Remercie pour la nourriture et le bonheur de vivre. Si tu ne vois pas de raison de remercier, la faute repose en toi-mĂȘme. » dit le chef shawnee Tecumseh8. Ces paroles figurent parmi les nombreuses priĂšres des indiens qui chantent des louanges au soleil, Ă  la lune ou au vent. Ainsi Ă  notre tour pourrions-nous Ă©noncer des remerciements plus frĂ©quents Ă  notre Terre-Patrie.

 Une dette de gratitude

Au Japon, de nombreuses situations exigent d’exprimer votre gratitude envers vos interlocuteurs. Intimement liĂ© au respect, ce sentiment est une valeur trĂšs importante dans la culture nipponne, jusqu’Ă  crĂ©er des dettes de gratitude (envers son empereur, ses parents, ses professeurs, un collĂšgue) parfois sur des gĂ©nĂ©rations
 Le japonais est un obligĂ© de ceux qui lui apportent leur aide. A ce point que, lorsque « l’on vous tient la porte, vous dites sumimasen qui contient un mĂ©lange de « merci » et de « pardon » ; la gratitude est teintĂ©e d’excuses. Toutefois, ce concept est fondamentalement teintĂ© d’humanitĂ© car, ce mĂ©lange d’honneur et d’affection permet une lĂ©gitimitĂ© sociale qui repose sur le don. « Le don et contre-don jouent un rĂŽle particulier, basĂ© sur le concept d’obligation morale (Giri) et de dette de gratitude (On) »9.

Sources :

1 ConfĂ©rence du VĂ©nĂ©rable Buddhadasa au groupe d’Etudes du Dhamma (Bangkok – 1961).

2 Extrait de La revue Réformée (Kerygma)

3 Extrait de l’Atelier de pensĂ©es « tenoua.org », prĂ©facĂ©e par le rabbin Delphine Horvilleur

4Les pouvoirs de la gratitude (Odile Jacob-Carnets de vie)

5 La gratitude, cette force qui change tout (Belfond)

6 De la patience et de la Gratitude (Albouraq)

7 Martin Seligman a Ă©crit S’épanouir : pour un nouvel art du bonheur et du bien-ĂȘtre

8 Chef indien de 1768-1813 Paroles Indiennes (Albin Michel, Carnets de sagesse).

9Kichigai.com