“Cher Edgar, merci pour cet instant brillant de complexe fraternité” pourrais-je lui dire.

On a envie d’appeler le sociologue et philosophe Edgar Morin par son prénom, tant il est humain, figure souriante à la fois (grand)paternelle et pleine d’allant.

Sa conférence “Refonder la pensée politique” du mois de mars était à la mesure de sa pensée : complexe*, puissante et humaniste. Ce qui sous-entend de rester bien concentré dans le cheminement de cet exposé, mais cela en vaut la peine, car au bout d’une heure trente d’inquiétude sur notre humanité, on s’aperçoit que ce moment nous a finement fait basculer du pessimisme réaliste à l’espérance ressuscitée.

Mais l’espoir a un prix : retrouver urgemment la conscience que nous sommes, chacun d’entre nous, une particule, un moment de la gigantesque aventure de l’humanité, afin de retrouver l’humilité et la créativité.

J’ai découvert M. Morin en révisant des épreuves de culture générale. En achetant Terre-Patrie en 1994, je n’imaginais pas trouver un de mes maîtres spirituels, qui allait éclairer ma compréhension de l’humain et de l’Histoire et ouvrir une brèche dans ma spiritualité : l’être humain est scellé à la communauté du destin terrestre, elle-même reliée à l’univers.

Je ressens cela depuis longtemps et je l’entends encore une fois confirmé : pour Edgar Morin, “nous trouvons dans l’aventure humaine les mêmes éléments que dans l’aventure de la vie, l’aventure du monde”, la preuve en est que nous recelons “les mêmes particules que les astres”. Cette vision fait écho à la théorie de Stephen Hawking sur les étoiles, qui partage avec le philosophe le sentiment que l’espèce humaine est en danger mais que sa fin n’est pas inéluctable. Nous vivons une “crise de civilisation, le socle de nos valeurs et de nos croyances vacille sur ses fondations” et, selon le philosophe, seule une pensée politique capable de relier, de tisser ensemble ce qui est séparé, sera à la hauteur de l’ère planétaire.

Mais comment régénérer notre humanisme? Aujourd’hui la planète est propulsée par trois moteurs couplés : la science, l’économie non régulée, la technique, qui asservit les hommes. Aucun de ces moteurs n’est contrôlé. Et ces moteurs nous propulsent dans deux directions opposées :

  • la transhumanité : rester jeune tout en veillissant, le transhumanisme de l’homme augmenté (augmenté et non amélioré!) qui tend à créer une nouvelle race des seigneurs,
  • la production de grandes catastrophes qui dégradent la biodiversité, nos sols et notre alimentation, créent des armes chimiques et informatiques (ces dernières ayant un pouvoir de destruction inouï).

C’est à cet instant que l’auditeur de la conférence se demande si tout n’est pas, de toutes façons, perdu.

Mais c’est mal connaître le maître à penser. Car il nous précise que ces mondialisation et interdépendance entre les nations sont en réalité une communauté de péril. Et cette communauté de destin tragique pousse à la prise de conscience d’un élément nouveau : l’humanisme.

Plus que jamais, il nous faut rechercher une poésie de la vie, nous indique-t-il. Le but est de vivre de plus en plus poétiquement et ne pas être accablé par la “prose de la vie” causée par un monde de plus en plus inhumain, où les individus sont plus sujets que citoyens. Trouver de l’émerveillement dans ce qui est beau dans la vie nous donne la force de résister. Dans notre société, ce qui relevait du communautaire s’est effrité : la solidarité est à ressusciter, avec le sens du Tout, celui auquel notre humanité intrinsèque appartient.

La politique devrait se fonder sur l’espérance (à ne pas confondre avec l’illusion) comme sur la rationalité, ainsi que sur l’unité et la diversité humaine, dualités non contradictoires. Ce fondement est à la croisée de nombreuses pensées qui ont forgé, toute jeune, ma spiritualité. Edgar Morin en fut ainsi un des précurseurs.

Pour le penseur de la complexité, le temps est venu de changer de civilisation, “de redonner du sens à la politique et de faire naître des consciences au service des civilisations nouvelles, pour que les citoyens se réapproprient leur destin.”** Et qu’est-ce qui pourrait pousser nos dirigeants à la conscience politique, puisque les travaux des sociologues et philosophes, les actions des citoyens, des économies sociales et solidaires demeurent à un niveau infra et supra politiques ? …

Les besoins humains des consommateurs, à long terme, pourraient devenir décisifs ! Une fois de plus, comme pour le devenir de la planète, nous ne pouvons que nous rendre responsables de ce que nous advenons.

Selon les astrophysiciens, l’univers tend vers la diminution, vers la mort. Alors oui, cher Edgar, pendant qu’il en est encore temps, merci d’enfoncer le clou de la conscience de notre niveau de responsabilité. Et puis vous faites bien de repositionner l’enjeu politique sur les fondements de l’histoire humaine, au centre d’un nouvel humanisme, car “la base de la politique est de penser à la condition humaine” à travers le conflit originel entre les forces du vivant, à savoir la dualité entre le bien, la concorde, la coopération entre les espèces, pulsion de vie (Eros) et le mal, la discorde, la destruction, pulsion de mort (Thanatos).

L’arrivée de l’inattendu, souvent porté par la créativité de l’homme, fait que l’Histoire est aléatoire. Toute refondation politique doit alors se souvenir de ce côté shakespearien. “L’histoire humaine est ce combat infini entre Eros et Thanatos, mais la prodigieuse aventure humaine, c’est de prendre le parti d’Eros contre Thanatos… ” : Edgar Morin… 97 ans.

Après la conférence, j’ai été heureuse de lui tendre, entre ses belles mains, mon vieil exemplaire de Terre-Patrie, ouvrage qui demeure totalement d’actualité et qu’il m’a dédicacé simplement mais chaleureusement.***

*La pensée complexe : « Le but de la recherche de méthode n’est pas de trouver un principe unitaire de toute connaissance, mais d’indiquer les émergences d’une pensée complexe, qui ne se réduit ni à la science, ni à la philosophie, mais qui permet leur intercommunication en opérant des boucles dialogiques. » Ce concept exprime une forme de pensée acceptant les imbrications de chaque domaine de la pensée et la transdisciplinarité. Le terme de complexité est pris au sens de son étymologie « complexus » qui signifie « ce qui est tissé ensemble », dans un enchevêtrement d’entrelacements (plexus).

Biblio : La Voie, La Méthode, Le paradigme perdu, Le chemin de l’espérance (avec Stéphane Hessel), Dialogue sur la nature humaine (Avec Boris Cyrulnik), L’homme et la mort….

https://www.babelio.com/auteur/Edgar-Morin/2686/bibliographie

            

**Voir l’article de La Tribune : https://acteursdeleconomie.latribune.fr/evenements/2018-03-21/edgar-morin-l-humanisme-c-est-prendre-le-parti-d-eros-contre-thanatos

*** un grand merci à Denis Lafay, journaliste fondateur des Acteurs de l’Economie, La Tribune – pour cette rencontre.

  • Stephen Hawking : “Des fluctuations quantiques conduisent à la création d’univers minuscules à partir de rien. Un petit nombre d’entre eux atteignent une taille critique puis se dilatent de façon inflationniste, formant alors galaxies, étoiles et, en définitive, des êtres semblables à nous.”

 

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