J’aimerais poser une équation. Le sigle « = » est l’expression de « réciproquement et inversement » : c’est donc dans le vice-versa que réside notre égalité. Je dirais même qu’il en est le fondement, celui du pur respect de la différence.
Dans nos relations interpersonnelles, ce que l’on désirerait avant tout, c’est la primauté de la réciproque : je te traite comme mon égal. Tu n’es pas mon équivalent car chacun est unique, mais tu n’es ni moins bon ni meilleur car nous sommes égaux dans notre humanité. Ainsi, si je ne passe pas ta vie et tes choix au crible de mes avis, que je ne te dépose pas dans une rubrique figée qui arrange mon esprit normo-pensant et si je ne pose pas sous tes pas une sentence anti-personnelle… alors, inversement, tu ne me juges pas.
Ne nous méprenons pas : il n’est ni possible ni souhaitable d’aimer tout le monde. Il existe en outre des personnes dont le comportement nuit à autrui ou les met en danger. Mais si tel n’est pas le cas, qui suis-je, moi, pour juger de la manière dont untel conçoit la vie professionnelle, la relation d’amitié ou élève ses enfants ? Et quid de l’apparence : ses choix vestimentaires peuvent ne pas être à ma mode, sa façon de s’exprimer éloignée de mes critères de bienséance, est-ce que cela fait de lui/elle une personne de mauvais goût ou, pire, infréquentable ? Car on en souvent est là, de manière assez pitoyable. « Le clou qui dépasse appelle le marteau » nous dit un proverbe japonais…
Pour ma part, cesser de critiquer ou de poser un « diagnostic » à partir de mon échelle de valeurs relève d’une véritable aspiration. Je m’y exerce ardemment (pas toujours efficacement, je le déplore) et je n’hésite plus à opposer un » je ne sais pas » lorsque se présente une vérité établie, sur un individu, un groupe ou sur moi-même.
Mais, depuis un certain temps, cela va au-delà : les énoncés sentencieux provoquent en moi une sorte d’allergie cutanée ! Je m’en explique : gorgée de ces jugements à mon égard depuis l’enfance et mille fois témoin d’affirmations à l’encontre des autres, je suis arrivée à saturation.
J’ai éprouvé ce symptôme lors de conversations collectives (une rasade d’éloquences à l’emporte-pièce) ou en écoutant des proches (une pincée d’affirmation sans nuance) ou encore durant les moments passés auprès d’associations d’aide aux démunis, où la bienveillance et l’absence « d’évaluation » trôneraient par excellence. Quand j’entends des remarques de valeur sur les personnes accueillies (les raisons de leur besoin d’assistance) ou à l’égard des bénévoles (leurs motivations par exemple), je me raidis. Et je n’évoquerai pas ici tout ce que certains médias et réseaux dits sociaux trimballent de clichés nauséabonds.
On pourrait dire que je juge à mon tour tout ce petit monde car il heurte ma susceptibilité, en effet. Mais je tempèrerais mon propos anti-jugement : lorsque j’entends des opinions (souvent peu étayées) venant à l’encontre de mes valeurs personnelles – et dont certaines font écho à celles que l’on nomme valeurs universelles – et, plus encore, se heurtant à l’idée que je me fais de la profondeur d’âme, alors je me permets de me détourner, au moins temporairement, de ceux qui les profèrent. Mais je n’oublie pas que mes opinions ne sont que le reflet de mes croyances, parfois même l’émergence d’un simple ressenti.
En effet, mes propres avis ne doivent pas se parer de théories relatives à la valeur : je dois pouvoir exposer mon point de vue, très personnel ou partagé, sans que cela ne constitue un pré-jugement, à connotation négative – car le jugement est rarement positif, ou, s’il semble l’être, c’est souvent pour se dédouaner de donner de l’attention ou pour éviter de chercher à comprendre. Par exemple : » Jean est fort, on n’a pas besoin de s’inquiéter pour lui » – et si c’était une posture qu’il a présentée quelques fois et qui, maintenant, lui colle à la peau? ou bien : « si Alice accepte ceci ou qu’elle agit comme cela, c’est parce que ça lui convient » – mais peut-être qu’elle n’a pas les ressources pour faire autrement ?
Carl Jung a dit : « réfléchir est difficile, c’est pourquoi la plupart des gens jugent ».
Si cela résonne si fort en moi, qui suis une privilégiée de l’existence, c’est probablement parce que je me suis moi-même adonnée à l’art du jugement fort longtemps. Pour toutes sortes de mauvaises raisons : la peur du rejet si je ne faisais partie du clan des railleurs, celle d’être à mon tour méprisée si je montrais trop de bienveillance, le besoin d’affirmer que ma haute opinion était à la hauteur de l’idée que l’on se faisait de moi. Il y eut aussi la crainte d’être déstabilisée par quelqu’un de très différent ou potentiellement meilleur que moi à divers égards et qu’il valait mieux, par anticipation, dénigrer.
Mais je l’ai aussi fait au titre de mon appartenance à une lignée de jugeurs…
» Au commencement était le verbe « . Et puisque tout débute par le mot, c’est une série de mots-valises-étiquettes plus ou moins durs, même formulés avec un sourire, qui m’ont éraillée. Ne vous a-t-on jamais asséné, un « mais toi tu es … » blessant, parfois doublé d’un « oh, ça va, tu n’as pas d’humour ? ». Redoutable.
Or le malmené juge à son tour, entraîné par les regards posés sur lui, mais également à cause des jugements auxquels il assiste souvent impuissant, en particulier lorsqu’il est enfant. Il finit alors par se les approprier. Et de s’habituer à faire comme les autres en critiquant, pour ne pas se démarquer ou, à l’inverse, demeurer au-dessus de la mêlée. Il se sur-adapte, notamment pour paraître plus confiant et solide – alors qu’au fond, il s’aime mal ou ne s’accorde pas avec la vie qu’il a choisie et se camoufle derrière un paravent de certitudes – ou pour cacher une grande sensibilité, cette étincelle qui met le feu aux poudres dans sa relation à l’autre. Car voilà justement une différence – l’hypersensibilité – qui peut être un motif de rejet. Et le rejet est mortel.
Il y a toujours un moment où celui qui n’a pas d’opinion « sévère » ou qui ne renchérit pas lorsqu’il entend dire du mal est à son tour jugé. Il sera, au mieux, une sorte de mère Térésa dépassée, au pire un misérable bisounours sans consistance. Mais qu’y aurait-il de honteux à aimer les autres pour ce qu’ils sont ? Ne confondons pas bienveillance et niaiserie, croyance en l’autre et naïveté mais ne peut-on être clairvoyant tout en aimant l’humain dans son ensemble ?
Quand on n’a plus envie d’assister à des procès d’intention, d’entendre des avis tranchés à partir d’un détail, on s’éloigne alors de ceux dont les sentences – redondantes, vous l’aurez remarqué, et souvent teintées de jalousie – sont pénibles à entendre. On vit bien mieux loin des fâcheux quand on finit par s’en ficher : « et puis, un jour, on s’en fout et ça fait du bien ».
Je me souviens que lorsque ma grand-mère adorée dérapait dans le dénigrement de ceux que pourtant elle aimait, j’apaisais ma colère intérieure pour lui faire remarquer que cela ne m’intéressait pas et parfois, je me levais et quittais la pièce, la laissant seule à ses remarques rancies.
Pour ne pas rejeter à notre tour des êtres dont la fragilité -à peine voilée derrière leurs sarcasmes- pourrait se réparer, à l’image des bols japonais ébréchés*, nous pouvons également tenter de leur dire avec authenticité que ces petites guillotines nous écorchent comme elles pourraient les blesser eux-mêmes, et leur suggérer de pratiquer l’empathie, un onguent puissant à apposer sur les guerres intestines.
Vice-Versa provient de la locution latine « vicis versus » qui signifie » inverser la position » : se mettre à la place de l’autre est indispensable pour initier la réciprocité. Mais cela s’avère difficile si l’on ne s’accepte soi-même tel que l’on est, sans faux-self, pour mieux accueillir l’autre ou aller sa rencontre. Ma petite voix intérieure me suggère que la personne qui émet un jugement est en jachère de sa propre acceptation et que si elle peut avancer sur ce chemin en interrogeant ses propres pratiques, je peux, moi, patienter encore un peu qu’elle ait fait ce pas pour franchir le pont qui nous sépare.
*l’art du kintsugi consiste à réparer les bols avec des joints d »or : l’objet abîmé est alors encore pus beau et plus précieux qu’avant.

22 octobre 2019 at 8:54 AM
Vaste sujet effectivement
Pour ma part je m’y attelle aussi mais n’y réussi pas toujours je l’avoue mais je ne pense pas avoir de malveillance en moi
Néanmoins je pense qu’on ne peut pas et qu’on n’est pas obligé d’aimer tout le monde .. les affinités restent les affinités .. et la ca découle du ressenti .. ceci n’implique pas pour autant de juger la personne avec qui vous n’avez pas d’affinités.. elle mérite de toute façon le respect que l’on doit à tout être humain.. c’est bien le minimum
Après ce qui m’insupporte c’est le côté consensuel a tout prix .. on ne peut plus émettre une opinion sans que quelqu’un de « bien pensant » ( enfin sois disant) ne rebondisse en disant un oui mais c’est parce que … donc on peut comprendre… etc…il y A des états de fait et des constats.. point .. mais rien n’est jamais tout blanc ou tout noir ..
Et pour finir je pense qu’on n’est pas obligé d’avoir un avis sur tout .. il y a des sujets qui nous échappent ou qui ne nous intéressent pas .. et on en a le droit
À bientôt
22 octobre 2019 at 9:15 AM
merci Patricia pour ce commentaire étayé.
J’y relève un point essentiel : la bien-pensance. Effectivement on n’a pas a être consensuel et oui il y a des états de fait qui nous hérissent, nous déplaisent, voire nous révoltent. Il ne s’agit pas de ne plus rien critiquer ni personne – c’est même très sain de développer un esprit critique – mais de ne pas juger l’être (mais bien les actes) et, qui plus est, de ne pas mettre la personne dans une case définie voire définitive….
quant à avoir un avis sur tout, oh oui, il vaut mieux ne pas tout commenter, argumenter et disséquer : ça nous repose et ça repose les autres aussi! :-))
29 octobre 2019 at 9:07 AM
Ce texte est tout à fait remarquable et stigmatise à juste titre une des plus graves maladies de notre époque (peut-être de toutes les époques ?!!). Le jugement est un formidable instrument de protection pour ne pas avoir à se questionner trop sur soi-même et sur ses propres failles. C’est une mise à distance de l’autre pour ne pas avoir à faire l’effort de le comprendre. C’est rassurant car juger c’est souvent avoir la – fausse -impression que l’on fait corps avec les autres juges!
Bref, un défaut à éviter. ça ne veut pas dire que l’on aime tout le monde et que l’on ne peut pas parfois être franchement en colère contre certaines personnes, mais être en colère ce n’est pas vraiment juger à mon avis…
« Ne jugez pas » est le titre d’un ouvrage d’André Gide, sauf erreur, que je n’ai pas lu…Une idée de lecture ?
Merci encore mille fois au champ des possibles de toujours nous ramener à l’essentiel
Namasté
29 octobre 2019 at 9:25 AM
Merci beaucoup pour ce commentaire qui résume et complète l’article. Je suis d’accord, colère, mais également désapprobation et éloignement ne constituent pas un jugement. Et merci pour la suggestion de lecture.
29 octobre 2019 at 10:42 AM
En repensant au jugement , je me suis rendu compte que je ne juge jamais les gens que j’aime car je les prends comme ils sont .. sîils font quelque choses à un moment donné c’est qu’il y a une raison ou en tout une explication et je pars du principe que l’erreur est humaine …
J’ai plus tendance à « juger » ,encore que le mot soit fort, les gens que je ne connais pas .. alors que je pense sincèrement que chacun fait ce qu’il veut et qu’on ne connaît pas la vie des autres.. l’apparence étant souvent trompeuse … et est ce vraiment du jugement ?!! la question est posée..