A partir du petit matin de ce jour nouveau, je n’étais plus uniquement moi-même. Arrachée prématurément à mon innocente destinée (enfin, celle dont je m’étais persuadée) je connus – pour la première fois de ma tendre existence – un sentiment de coupable étrangeté : moi, en début de vie et toi, partie. Une inconcevable anomalie.

Il n’y avait qu’une correction possible : demeurer yin et yang unis. Mon âme allait être scellée à la tienne, mais pour le meilleur, puisque le pire s’était déjà produit. Unifiées dans la lumière et les bulles de nos corps éthérés, à l’unisson d’un mouvement ailé qui nous porterait dans le tourbillon de la vie.

Au départ, je ne l’ai pas décidé : ce matin-là, je n’étais pas en capacité de pensées et pas plus en odeur de sainteté, aucune de mes croyances d’alors n’est venue me soulager. Je ne pouvais que tenter de me persuader que ce n’était évidemment pas moi qui avait péri, malgré le sentiment vivace et tenace qu’une partie de moi serait portée disparue…

Mon inconscient résilient m’a alors suggéré une partition en-chantante : à compter de cette maudite année, je composerai pour deux, pour nous deux.

Je ne le sais qu’aujourd’hui car il m’aura fallu toutes ces années pour réaliser cette confusion de nos êtres : ma joie était devenue ta joie, mes angoisses les tiennes, ma fantaisie ton grain de folie, ma soif des autres un moyen d’étancher la tienne, inassouvie.

Je mis ainsi les bouchées doubles dans mon amour de vivre, mon entrain festif, mon appétit des choses et des gens, ma quête de sens, mon besoin de curiosité et de changements, ma joie de donner, mon désir d’harmonie. Non sans craintes ni états d’âmes, j’entrepris de ne jamais en perdre une miette, fût-ce-t-elle amère ou trop épicée.

J’étais moi-même, car tu m’avais transmis tout cela. Mais j’étais également une part de toi. J’ai tant voulu bien faire pour te rendre justice au regard de ta fin de vie inhumaine, dont la lune noire plane encore au-dessus de mes frayeurs tranquilles. Te faire don d’une ration supplémentaire de cette vie-là, à la hauteur de celle que j’avais reçue et à proportion de ce que tu avais perdu.

J’ai pensé que je te devais bien ça. Et avec qui de mieux partager tout cela? me disais-je aussi.

Le son de ton rire berçant mes dimanches en famille, ton esprit s’allongeant le long de l’eau de mes lourds chagrins, ta confiance éclairant mes choix de conscience, tes mots protecteurs et tes bras assez grands pour rassembler et étreindre mes différents émois en un seul moi, l’immensité de ton amour élargissant tout horizon : tout ceci ne pouvait prendre fin si tôt. Il me fallait poursuivre à dessein ce tableau, nourri de nouveaux regards, trempant mon pinceau dans mon propre nuancier, peaufinant cette icône.

Tu étais ma Madone personnelle, même faible et faillible. Quel immense privilège d’avoir pu demeurer ainsi, encore tant d’années, comme une ère complémentaire, en si bonne compagnie. Ma gratitude est infinie.

Mais, à présent que j’ai saisi la teneur de cette confuse fusion, il me semble qu’il ne m’est plus nécessaire d’être la gardienne de ta mémoire, le tain de ton miroir. Car vivre et ressentir une vie en écho, absorber une double ration de tous ces petits riens, protéger ce toi en moi, eh bien cela prélève mon souffle et fragmente ma paix intérieure.

Or je sais profondément que ton vœu le plus précieux pour ceux qui te sont chers demeure la liberté. La mienne s’inscrit dans celle que je te rends désormais.

Ah, je vais pouvoir faire de la place. En attendant, allongée dans l’herbe, bercée par le va et vient des limbes, je t’offre mon plus beau soupir, maman, un soupir d’aise. Et je laisse filer mon étoile précieuse, qui ne manquera pas de revenir briller dans mon ciel spirituel.