Tant de choses dans le regard… que traversent l’amour, l’inquiétude, l’incrédulité, l’envie mais aussi des énergies déstabilisantes telles que le jugement ou la confiance.

Du premier regard parental au dernier regard croisé au crépuscule, nous sommes le fruit de toutes ces vues, qui se suffisent à elles-mêmes et qu’aucune parole ne vient traduire ou trahir.

Le regard que l’on dépose, en œillade ou qui s’attarde, suffit à élever un être au-dessus des nuages ou le mener aux enfers, le faire exister dans la lumière commune ou disparaître de notre humanité. Pour Michel Houellebecq « la possibilité de vivre commence dans le regard de l’autre » (in Les Particules élémentaires).

Si l’on vous regarde très attentivement dans les yeux, ressentez-vous un malaise ? Vous demandez-vous si le regard est inquisiteur, charmeur ou désapprobateur ? La plupart du temps, vous pouvez très vite répondre à cette question, surtout lorsque vous connaissez la personne. Mais l’effet sur ce que l’on est oscille sensiblement entre l’envie de prendre ce regard pour argent comptant et le souhait de ne pas lui prêter de pouvoir.

Pour peu que vous soyez bien dans votre individualité, le regard pourra vous troubler sans vous remettre en question. Quand on se sent à sa place, on n’est pas inquiété par le regard de l’autre. Quand on est soi-même, on ne s’attarde à accueillir en son sein que les regards bienveillants – lesquels peuvent bien s’accompagner de critiques positives, de conseils, d’avis prononcés dans le seul but de vous faire du bien.

Mon regard a parfois déstabilisé : pour certains sombre ou jaugeant, (trop) clairvoyant voire jugeant, mais rarement insignifiant. Le fait est que je porte le regard de manière particulièrement attentive, si curieuse de comprendre l’autre que ma vision pénètre parfois par effraction. Alors au fil des années je me suis mise, sans m’en apercevoir, à détourner mon regard lors de conversations, laissant à pense que c’était une marque de désintérêt. Au fond, je m’empêchais de laisser mon interlocuteur y lire le fond de ma pensée.

Je ne nie pas qu’il me soit arrivé d’assassiner du regard des gens aux propos outranciers ou blessants, et même, plus jeune, de braver quelque professeur d’un œil signifiant « je ne vous crains pas ». Mais en dehors de ces situations singulières, j’ai pris garde à ne pas utiliser ce qui peut constituer une redoutable arme dans le rapport à autrui, quitte à éviter les yeux dans les yeux…

Et puis ces derniers jours dans le métro, j’ai essayé de regarder tous ceux qui m’entouraient, par un balayage « caméra », puis en me posant brièvement sur certains visages, en prenant soin que le mien soit ouvert. J’ai reçu quelques sourires. Et puis j’ai pris le temps de regarder les personnes sans domiciles qui me disaient bonjour sur le trottoir. Jusqu’à présent, je répondais sans oser jeter un coup d’œil. Tout cela m’a fait bizarre, mais j’en ai ressenti de la joie.

Le regard de Bouddha n’est ni triste, ni joyeux, ni sévère. Ce n’est pas le regard qui juge ou qui exprime. C’est le regard qui voit, qui sait tout*. Or ce n’est pas le cas du regard des autres. Mais il me semble qu’avant tout, on interprète le regard qui nous est porté à l’aulne des sentiments que l’on pense inspirer : notre propre regard sur nous-même anticipe celui que l’on reçoit.

Pour ma part, je n’envisage pas – je devrais dire je n’envisage plus – le regard de l’autre comme le miroir de moi-même : il ne renvoie jamais que ce que mon entourage ressent en ma présence, c’est-à-dire toute une série de sentiments ! De l’envie et de l’agacement, du désir et du rejet, de l’intrigue et parfois de l’incompréhension.

Mais ce dont je suis persuadée c’est que ce regard n’est pas ce que je suis.

En revanche, je peux y puiser des éléments pour être. Dans le regard de l’autre je peux me rafraichir ou me brûler, me reposer ou me ré-énergiser, m’envelopper d’amour pour parfumer mes jours.

S’il est impossible de ne croiser que des regards justes, nous avons le choix de nous détourner de ceux qui nous éloignent de nous-mêmes et d’affranchir notre agir du regard de l’autre et donc, on le sait, du jugement d’autrui.

Et vous, sauriez-vous décrire le regard qui vous touche le plus? Pourriez-vous qualifier le vôtre ? Et que dire de la puissance d’un premier regard, qui est pour Khalil Gibran « la première note magique jouée sur la corde d’argent de notre cœur » ?

*En théorie sur tous les stupa (sanctuaire bouddhiste) au Népal, il y a des paires d’yeux géantes regardant depuis les quatre côtés de la tour principale. Ce sont les Yeux de Bouddha (également connus sous le nom d’Yeux de la Sagesse) qui regardent dans les quatre directions pour symboliser l’omniscience (le fait de tout voir) d’un Bouddha.

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