Voici un conte tsigane tout lĂ©ger, pour garder notre amour au chaud en ces temps d’hiver…

Je glisse mes mains entre vos mains,
Mes doigts entre vos doigts,
Et ma voix entre vos deux oreilles,
Pour vous vanter cette histoire faite de vent et de soleil.

Ça c’est passĂ© chez certains Tsiganes d’Europe de l’Est, du temps oĂč, au jour de leur mariage, les conjoints recevaient chacun un vase dans lequel dĂ©sormais, tous les soirs, ils devaient dĂ©poser un haricot blanc si la journĂ©e leur avait semblĂ© bonne, un rouge si elle leur avait semblĂ© mauvaise et une lentille verte si elle s’Ă©tait Ă©coulĂ©e dans une harmonie parfaite.
A chaque anniversaire de mariage, hommes et femmes vidaient leurs vases l’un en face de l’autre, et faisaient le compte des jours. Or, lorsque par des circonstances peu communes, le couple ne dĂ©couvrait que des lentilles vertes dans les deux vases, il devait s’arrĂȘter de voyager un an pour les planter et ne repartir qu’aprĂšs les avoir consommĂ©es. Les Tsiganes plaisantaient souvent sur cette vieille tradition, prĂ©tendant qu’Ă  cause d’elle ils Ă©taient condamnĂ©s Ă  la vie nomade. Pourtant, il arrivait parfois qu’une entente assez prodigieuse fasse s’arrĂȘter ici et lĂ  un couple heureux sur le chemin errant de leur existence. Ainsi, l’un d’entre eux s’Ă©tait installĂ© un jour dans un petit coin de province pour planter leurs graines d’harmonie. Seulement, comme l’homme et la femme vendaient moins bien les paniers tressĂ©s qu’ils Ă©coulaient habituellement sur la route, ils savouraient leurs lentilles tout en vivant trĂšs chichement.
Un cousin du mari qui s’Ă©tait arrĂȘtĂ© en visite, en voyant leur dĂ©nuement extrĂȘme, leur a alors conseillĂ© d’essayer de faire du troc, car c’Ă©tait selon lui le meilleur des moyens pour s’en sortir sans le sou. L’Ă©poux avait beau dire qu’il n’entendait rien aux affaires, le cousin pestait, insistait, ne jurait que par le troc. Tant et si bien qu’Ă  l’aube du lendemain, l’Ă©poux s’en est allĂ© au marchĂ© pour troquer le cheval qui tirait jusqu’Ă  prĂ©sent leur roulotte. HĂ©las, s’il Ă©tait expert en vannerie, il ne savait vraiment rien de rien Ă  la valeur des bĂȘtes. Aussi, quand sur le chemin, il a rencontrĂ© un paysan qui tirait une vache, l’animal lui a paru si sympathique qu’il a voulu le troquer contre son cheval. Le paysan, se rĂ©jouissant d’un tel avantage, a aussitĂŽt acceptĂ©. Et le jeune homme a poursuivi sa route en menant la vache au marchĂ©. Il n’y Ă©tait pas encore rendu qu’il a aperçu un homme avec une biquette. Une fois encore la biquette lui a paru si plaisant qu’il l’a troquĂ©e contre la vache. Bref, en arrivant au bourg, le jeune homme avait dĂ©jà troquĂ© la biquette contre une oie grasse, et l’oie grasse contre une poule naine. Au premier Ă©talage du marchĂ©, il a aperçu quelques semis de fleurs et, pensant au plaisir qu’elles feraient Ă  sa femme, il est rentrĂ© chez lui avec l’aubaine d’une pleine poignĂ©e de graines. Le cousin qui l’attendait sous l’auvent de la roulotte, le voyant revenir avec de si pauvres richesses, en Ă©tait atterrĂ©.
– Oh malheureux, toi et ta femme vous ĂȘtes sans doute installĂ©s pour dĂ©guster vos lentilles d’harmonie, mais lorsqu’elle va apprendre avec quoi tu rentres du marchĂ©, je te garantis que tu vas sentir un certain changement d’humeur.
– Et pourquoi donc? s’est Ă©tonnĂ© le jeune homme.
– Eh benĂȘt! Tu ne vois donc pas que tu as tout perdu au change?
– J’ai pourtant fait de bien bons trocs! Et je suis sĂ»r que ma femme en sera tout aussi satisfaite.
– Pari tenu! a fait le cousin Ă©cƓurĂ© par tant d’innocence. Je jure de te donner cent pistoles pour finir l’annĂ©e si ta femme ne se met pas en colĂšre, et j’emporte votre roulotte dans le cas contraire. Le veux-tu?
Les deux hommes ont topĂ© et crachĂ© pour sceller leur accord et Ă  peine entrĂ© dans la roulotte, l’Ă©poux a dit:
– Ma mie, j’ai troquĂ© notre cheval contre une vache!
– C’est bien a rĂ©pondu l’Ă©pouse, elle nous donnera du lait.
– Que non, car ensuite j’ai troquĂ© la vache contre une biquette!
– Encore mieux, je ferai du fromage, et si elle a beau poil, je te ferai un manteau de berger.
– Mais j’ai Ă©galement troquĂ© la biquette contre une oie.
– Ça tombe bien! Avais-tu remarquĂ© que, le froid venant, il manquait encore quelques plumes Ă  notre couette.
– Seulement l’oie, je l’ai troquĂ©e contre une poule naine.
– On se fera bientĂŽt un rĂ©gal d’omelette!
– Sauf qu’en arrivant au marchĂ©, je n’ai pu rĂ©sister Ă  la troquer contre ces quelques semis de fleurs.
– Tu sais quoi? C’est ce qu’il nous fallait pour Ă©gayer les fenĂȘtres de la roulotte.
Le cousin mĂ©dusĂ©, qui Ă©coutait depuis un moment ce dialogue tendre et fabuleux, est alors intervenu pour essayer de l’envenimer un peu.
– Justement cousine, il se pourrait fort que bientĂŽt vous n’ayez mĂȘme plus de roulotte…
– Alors nous dormirons Ă  la belle Ă©toile comme le faisaient nos grands-parents et sĂšmerons les fleurs aux quatre vents!
Cette fois, le cousin Ă©patĂ© s’est tournĂ© vers l’Ă©poux et, lui tendant cent pistoles, il a dĂ©clarĂ© sentencieusement:
– Je te les donne de bon cƓur, car je n’ai jamais vu femme comme la tienne. Ne va pas la troquer surtout! Tu n’en trouveras jamais de pareille.

Allez, levons le camp.
Si l’on devait dire toutes les histoires
du temps d’avant
Il y en aurait pour sept heures, sept jours,
sept semaines, et cent ans.

Puissons-nous toujours partager nos lentilles d’harmonie, mĂȘme dĂ©munis…

Source : Contes de sage et fous amoureux  par Jean-Jacques Fdida- Ed. Seuil.