Ce qu’il y a d’ennuyeux avec nos morts, c’est quand on commence à les compter sur les doigts d’une main, puis de deux… mesure mathématique du caractère considérable.

Et puis cela prend beaucoup de place à l’intérieur de soi, ces absences. Ce qui nous oblige à en faire, de la place.

Tout débute par une fin, une première fin, pour peu qu’elle soit prématurée ceci la rend d’autant plus cruciale. On espère fort que le temps de vitalité qui s’ensuit sera suffisant, en particulier pour travailler à cette noble cause de réassurance. Mais les décès s’invitent au long cours, une orbe succédant à une autre au milieu du fleuve-vie, rendant les eaux parfois obscures et peu sûres.

Souvent, la culture, sur les berges, des fleurs de l’impermanence et du pouvoir de l’esprit amortit les chocs de ces ondes : on continue de dénombrer ces hôtes particuliers mais on les accueille plus aimablement.

Cependant, arrive inévitablement le moment où la demeure s’avère trop étroite pour les invités. Pourquoi? Parce qu’on ne parvient plus à un accueil de qualité et qu’il fallait penser à en raccompagner, au fur et à mesure, vers la sortie de notre humble foyer en leur signifiant qu’ils y seraient toujours les bienvenus, mais occasionnellement et légèrement.

Je n’avais personnellement pas prévu la place pour tant d’absences. Elles m’ont alors très vite empli le cœur, l’esprit et l’abdomen, jusqu’à en avoir le corps alourdi par le manque, à en devenir moins libre de mes mouvements malgré la force de ma foi en la vie. Et d’être confrontée au paradoxe du vide et du trop plein : trop chargée de ces absences, pleine de ce vide infini…

Je relève au passage que la philosophie religieuse hindoue intègre, en les opposant, le vide – comme manque – et l’infini – comme plein, représentation de l’univers.

De quelle façon réintroduire de l’indispensable place ? Non par l’impossible oubli, qui serait en outre une forme de trahison et ne ferait qu’accentuer la carence, mais en faisant le vide d’une manière sensiblement différente : en s’emplissant de l’amour de tous et de petits riens, de l’envie de tout et de moins.

L’appétit creusé par la joie et le plaisir livre passage à la paix. Celle-ci s’installe alors confortablement à la table des émotions, chassant les défunts amourophages, qui s’échappent de notre intériorité pour rejoindre les limbes des esprits éclairant notre chemin, bienveillants et solidaires, laissant opportunément l’espace à la gratitude, à la passion de faire, à l’attention et au goût des autres.

La ferveur que met notre imagination au service des chers disparus peut être déplacée vers une cible encore plus émouvante : l’amour du vivant!