Au cƓur de la forĂȘt rĂ©gnait un Roi despote appelĂ© Hediala. Chaque matin, la malignitĂ© de ce Roi produisait de quoi faire bouillir d’angoisse la cervelle de ses sujets. Ses conseillers avaient beau faire, Hediala, tĂȘtu comme une mule, avait dĂ©cidĂ© une fois pour toutes de torturer tous ceux qui faisaient parler d’eux. Sourcils toujours froncĂ©s, il ne levait le bras que pour frapper, n’ouvrait la bouche que pour insulter. Il demandait aux uns d’avaler des flammes, aux autres de lĂ©cher un couteau tranchant, et Dieu sait quoi encore ! Or, dans la rĂ©gion, vivait un homme rĂ©putĂ© connaĂźtre beaucoup de choses. Chacun vantait sa grande sagesse. Il n’en fallait pas plus pour que Hediala veuille le tracasser; aussi le manda-t-il auprĂšs de lui.
Le jour de la rencontre, la foule nombreuse s’assembla, chacun tenant Ă  assister Ă  ce qui allait se passer. « Il m’est revenu, dit le Roi, que tu te piques de tout connaĂźtre ?
– Seigneur, rĂ©pondit le sage, je n’ai jamais prĂ©tendu Ă  la connaissance totale. Je ne connais que ce que je sais. Et ce que je sais n’ est qu’une goutte d’eau alors que ce que je ne sais pas est un ocĂ©an immense.
– Ah! ah ! Tu ne sais donc rien et cependant tu fais le gros dos au milieu de tes prĂ©tendus Ă©lĂšves ! Eh bien, tu vas devoir faire un plongeon dans la petite goutte de ton savoir pour y trouver la rĂ©ponse Ă  cette question : quand on laisse tomber un pilon dans un mortier vide, le bruit qui en rĂ©sulte vient-il du mortier ou du pilon? RĂ©flĂ©chis bien et rĂ©ponds, sinon je te ferai pendre immĂ©diatement! »
Le sage garda un moment le silence, puis il dit : « Le bruit vient des deux ».
– Mais dans quelle proportion d’intensitĂ©? » demanda encore le Roi.
Le sage, ne sachant quoi répondre, resta interdit.
Hediala reprit « DĂ©pĂȘchons-nous, fameux sage dont la connaissance se situe en deçà d’un mortier et d’un pilon ! »
A ce moment, un fou Ă©carta la foule et s’avança vers Hediala. « Ô Roi! s’Ă©cria-t-il. Aucun homme n’ayant jamais Ă©tĂ© frappĂ© de commotion cĂ©rĂ©brale ne poserait pareille question, et pour y rĂ©pondre il faut avoir l’esprit fĂȘlĂ©. Aussi est-ce moi qui vais te donner satisfaction. » Et, levant le bras, il assena au Roi une gifle si sonore que chacun l’entendit dans tout le village. Puis il Ă©clata de rire : « Eh bien , ĂŽ Roi ! est-ce de ma main ou de ta joue qu’est sortie le bruit, et dans quelle proportion ? »
Moralité : il faut souvent un fou – (et un bon sens qui lui est propre ?)- pour instruire un despote.
Conte extrait de Petit Bodiel et autres contes de la savane, d’Amadou HampĂątĂ© BĂą, auteur malien, Ă©crivain , historien, poĂšte, ethnologue et conteur.
En 1962 Ă  l’Unesco, il lance le fameux cri d’alarme “En Afrique, quand un vieux meurt, c’est une bibliothĂšque qui brĂ»le”.
*Hediala : onomatopĂ©e peule exprimant l’angoisse