Lorsque l’on voyage, l’idéal est de partir léger, au plan moral et émotionnel. Une fois sur place, il faudrait également veiller à ne pas charger nos malles à souvenirs. Car le supplément de bagages peut s’avérer plus lourd que prévu.
Mes voyages débutent toujours par mes petites et grandes phobies : la peur de l’avion et d’un malaise grave dans une boîte de conserve volante (mais qui a pu penser l’absurdité d’une situation humaine si contre-nature ?) celle de la maladie sur place ou encore la crainte de passer à côté de mon essentiel, par manque de temps. En revanche, je ne redoute jamais d’être déçue car je reste, malgré toutes mes inquiétudes, disposée à accueillir ce que la destination aurait à m’offrir.
Voyager léger commence par se délester, au préalable, de toutes pensées infondées. Sont à bannir les idées anxiogènes sur le déroulement du voyage, les images parasites sur ce qui peut nous arriver loin de chez nous, tout comme les préjugés sur la destination – qui seront vite balayés sur place. Cela fait beaucoup de lest, ce qui nécessite une certaine préparation, comme on se déchausse au seuil d’un temple ou d’une maison. Mais comment le faire si nous sommes le seuil, à la fois au-dehors et au-dedans de nous-mêmes?
Pour les phobies, j’effectue parfois une séance d’hypnose pour rassurer mon enfant intérieur qui s’imagine davantage en sécurité chez lui, je pratique des inspires-expires avant et pendant le vol, et, bien, sûr, comme de nombreux anxieux, je blinde ma trousse à pharmacie ! Avec tous ces préparatifs et, surtout, grâce à mon grand enthousiasme à l’idée de découvrir de nouvelles vies, je parviens à partir assez loin. Toutefois, étant donné que cela me demande un effort considérable, je suis à la fois fière de pouvoir le faire et fatiguée par avance. Mais, d’ordinaire, l’escapade dépaysante et enrichissante suffit à me ré-énergiser pour un long moment. D’ordinaire…
Pour ce qui est de l’idée que je me fais de l’endroit où je me rends, je m’avise de ne pas engranger une connaissance par la recherche de photos, avis et autres récits. Je ne lis les guides que dans l’avion, et surtout sur place. J’aime me faire surprendre. Mon mari m’offre souvent le roman d’un auteur du pays, ce qui me permet de me plonger au fil du séjour dans l’histoire et la vie contemporaine, les traditions et les mystères, pour mieux me projeter au coeur de ce qui m’est conté. Et puis, j’écoute avidement les guides, les taxis, les vendeurs, les serveurs, les hôtes, la nature ou les personnes croisées : au feeling, je vais chercher les « confidences » inattendues, en interrogeant des personnes.
En fonctionnant ainsi, je me laisse ébahir et imprégner par ce que je vais découvrir. Peut-être trop, au regard de l’étendue de mes capteurs sensoriels…
Il n’est pas toujours aisé de voyager l’esprit léger. Ne pas juger ceux qui nous accueillent et nous donnent d’eux-mêmes, ni ceux qui ne voyagent pas de la même façon que nous ou ne ressentent pas des émotions identiques. Voyager libre, jusque dans notre regard et nos échanges, l’âme ouverte, sans une éthique qui freinerait les approches, et pour autant demeurer réaliste au regard d’une perception biaisée par l’effet « vacances ».
A cet égard, les destinations dites exotiques sont redoutables pour la conscience : se délecter des paysages, de la faune et de la flore, des mets et des légendes historiques ou urbaines sans tomber dans l’illusion paradisiaque de ces destinations ; savourer la chance inouïe que l’on a d’être là, sans ignorer les conditions de ceux que l’on côtoie quelques heures ou quelques jours, devinant la dureté des existences à peine voilées par la douceur du moment. Cheminer avec authenticité et humanité, cela se forge au fil des voyages, mais à condition de suivre la règle de la légèreté : celle dont on s’est muni auparavant et que l’on s’efforce de conserver au cours des pérégrinations.
Voici la leçon que j’en retire de mon récent voyage au Sri Lanka – anciennement Ceylan – la perle de l’Océan Indien.
En effet, je n’avais pas anticipé les préconisations énoncées ci-dessus. Tout d’abord, ma disposition d’esprit au départ : lasse de bien des choses en ce mois de janvier, je n’avais pas l’énergie nécessaire pour balayer mon penchant inquiet (« les longs vols vont-ils bien se passer ? », « le séjour sera trop court, les trajets trop nombreux et fatigants, tant de sites visités et pour autant pas assez » etc.). Evidemment, je ne suis pas arrivée détendue.
Quant à la nécessité de se parer de légèreté durant le séjour, je ne l’avais pas encore identifiée. J’ai donc imprudemment rempli ma besace émotionnelle et suis revenue alourdie par mes ressentis : j’ai trouvé l’atmosphère et le profond regard des sri-lankais chargés de la gravité de leur histoire, depuis la colonisation jusqu’à la longue guerre civile, et que le violent tsunami et les attentats ont meurtrie. Qui plus est, comme dans toute une partie de l’hémisphère sud, le poids des luttes y est vivace : une identité qu’il a fallu défendre corps et âmes, des ressources pillées, des contradictions héritées des communautés brassées, parfois contre leur gré. S’y ajoute un grain de folie inhérent à la vie insulaire, où la puissance des mythes et le sacré le disputent au désir de modernité. En somme, tout ce qui constitue la force et la grandeur d’un voyage a failli entacher les beaux émois d’une évasion en terre inconnue. Et je pense que le Sri-lanka n’en n’a pas fini avec ses démons.
J’ai, par exemple, été très mal à l’aise lors de la rencontre d’un travailleur maigre et prématurément vieilli dans l’étroite mine de pierres précieuses et qui nous invitait à le prendre en photo lorsqu’il y descend. C’était sa besogne, dangereuse et usante et je ne voyais à ce moment-là que la dureté de son existence, intimement liée à celle de la roche. Je me suis par ailleurs interrogée sur les conditions de vie féminines, en particulier dans le huis clos du foyer, dans les usines de textile ou dans les plantations. J’ai également été désappointée par le débordement des sites religieux, en particulier les innombrables représentations de bouddhas modernes, qui prélevaient une part de la magie du sacré que je confère aux représentations religieuses.
Mais le plus impressionnant s’est produit pour moi les pieds dans le sable, le regard posé sur l’horizon : sur cette plage du sud-ouest, la violence du tsunami emportant des dizaines de milliers de vies sri-lankaises m’a submergée. J’ai ressenti une infinie tristesse quinze ans après et une incrédulité face à cette mer, incapable d’imaginer une vague de quinze mètres engloutissant sur plusieurs continents une partie de l’humanité, un matin tôt, en l’espace de cinq minutes… Je ne suis pas parvenue à en faire abstraction, même lorsque je dégustais une Ginger beer sur la grande plage encore épargnée par l’invasion des « resorts » : l’océan, dans sa superbe, reste menaçant et les vibrations de toute la côte très troublantes.
Seuls les grandioses soleils couchants m’ont permis de me re-connecter à la beauté du monde.
Quelle est la nature de cette force qu’il faut pour passer à autre chose et reconstruire des vies entières, sans plus même ressasser les drames? Un de nos hôtes nous a suggéré que le bouddhisme est peut-être une clé de la résilience. Je le crois aussi.
Mes nuits furent empesées de songes verts sombres, de pensées en labyrinthes et d’agitation intérieure, tant pendant le séjour que des semaines après cette belle échappée. Après tout voyage, je rêve toujours pendant un temps alangui des lieux que j’ai visités, mais cette fois ce fut emprisonnant.
Sans doute n’ai-je donc pas su cheminer en légèreté. Il m’aurait fallu pratiquer une forme de dénuement – comme on porte une tenue vestimentaire légère – après chacune des visites, ainsi qu’un dépouillement avant de quitter les lieux : une démarche non seulement énergétique mais profondément spirituelle.
Heureusement pour la réussite de ce voyage, je n’avais pas d’images préconçues de l’île (si proche de l’Inde mais manifestement bien différente) ni des sri-lankais – dont la plupart m’ont prise pour une compatriote ! Ainsi, j’étais prête à toutes les découvertes. Et ce sont les rencontres qui ont adouci le séjour et ainsi permis au beau et au bon de prendre leur place dans mes bagages : les généreux sourires des hommes et des femmes, la beauté des visages, la serviabilité (sans être servile), les conseils ayurvédiques de la jeune pharmacienne à Kandy, que j’ai fait rire en lui demandant la plante qui fait perdre vingt ans et dix kilos. Ce sont aussi les mains du moine bouddhiste nouant le bracelet de chance autour de mon poignet : « vous êtes bouddhiste, me dit-il sous forme de question n’appelant pas de réponse », ou encore les paroles chaleureuses de nos hôtes, les anecdotes amusantes de nos guides, les regards qui semblaient lire dans l’âme. Je dois avouer que le fait que la pauvreté ne soit pas écrasante à l’oeil nu permet de laisser la curiosité vagabonder et d’être soi-même, dans le présent : les instants magiques avec l’éléphant Monica dans l’eau près de Matale et la mise à la mer de bébés tortues (un rêve d’enfant) à Kosgoda ont nourri mes journées.
A présent qu’un mois s’est écoulé et que mon album-photos est constitué, je peux me recentrer sur la lumière des paysages, les couleurs explosives des fleurs, des fruits et des vêtements, ainsi que des emblématiques saphirs et pierres de lune bleutées. La nature luxuriante s’étalant dans toute l’île, offrant profusion de fruits, légumes et poissons à ses habitants, le renouveau politique porteur d’espoirs, les récits savoureux et les légendes mystérieuses ont également pris place dans mon album mental.
J’ai maintenant en mémoire le ciel étoilé au-dessus de la maison de Lord Mountbatten, la splendeur des temples de Kandy et de Colombo, l’église de Saint-Antoine de Padoue veillant sur les passants non loin de Pettah, les routes débordant de bouddhas de toutes les dimensions, les écoles Montessori florissant dans les villages ou à Galle, cette ville fortifiée, comme pétrifiée dans l’ère coloniale et à l’atmosphère so british. Les inter-mariages religieux où chacun va prier avec l’autre dans son temple ou son église et la coexistence naturelle de lieux de cultes hindouiste, bouddhiste, catholique et musulman dans un même quartier, signent pour moi de l’existence de quelque chose de supérieur : une énergie universelle.
J’ai aimé la calligraphie toute en rondeur du cinghalais et les noms (Jaffna, Colombo, Kandy, Trincomalee, Anuradhapura, Ritigala, Loha Prasada…), l’odeur thérapeutique de la cannelle, le goût de la cardamome et des petites bananes rouges, l’étrangeté du lait de bufflonne nappé de sève de palmier très sucrée et la diversité des « rice and curry ». J’ai grogné puis souri au chant lyrique de l’oiseau de quatre heures quarante cinq du matin. Le nombre d’aquariums figurant dans les maisons, les boutiques, les restaurants et la gare de Kandy m’a étonnée, mais l’apaisement recherché par ce biais est sans doute atteint quand on observe une forme de paisibilité générale, qui n’a rien d’une nonchalance.
Tout relater revient à singer un guide de voyage, mais je dois dire que j’ai touché bien des merveilleuses ressources naturelles et humaines et j’ai été touchée par ce que le pays m’offrait de profondément ancré. Toutefois, il fallait ne pas tout emporter avec moi, comme je crois devoir le faire à chaque voyage.
Le spirituel de l’île m’avait précédée et son énergie m’a suivie, or de ces deux puissantes sources, il faut savoir se départir avant que de repartir, afin de mieux s’y retrouver, autrement… « Sur le chemin spirituel, il ne faut rien chercher qui serait extraordinaire. L’extraordinaire est dans la profondeur de l’ordinaire. » *
Cette pensée me traverse l’esprit en sirotant ma tasse de thé blanc, celui dont on ne cueille que le bourgeon, délicatement munis de gants.
*K.G Dürckheim, maître zen 1896-1988
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