C’est du moins ce que nous a affirmé Michel Serres lors d’une conférence donnée à l’occasion de la parution de son dernier livre « Darwin, Bonaparte et le Samaritain », ouvrage de philosophie de l’histoire questionnant la place de l’homme dans l’univers.

Dans la salle, nous étions quelque peu dubitatifs. Mais cela s’entend : cela fait effectivement plus de 60 ans que nous n’avons plus été en guerre, sur notre sol et dans bon nombre de pays. Mais apparemment nous oublions que nous sommes est en paix. Pourquoi? parce que « la guerre c’est le souvenir et la paix l’oubli ».

Une paix cependant avérée, selon Michel Serres, car il se passe ces dernières années des phénomènes uniques dans l’Histoire, qui n’ont jamais eu lieu : tout d’abord l’arrêt des guerres sur nos territoires, après une très longue période (on ignore que sur 5000 ans, l’humanité fût en paix seuls 6-7 ans) d’autodestruction et de culture de la guerre – de Gengis Khan à Hitler – jusqu’à Hiroshima, qui provoqua une prise de conscience occidentale* de la limite absolue du conflit, « comme s’il n’était pas possible d’aller plus loin ».

Il y a en outre l’augmentation de l’espérance de vie, qui bouleverse nos visions. Non sans humour il nous indique que naguère on se mariait jeune et pourtant on se jurait fidélité pour 10-15 ans, quand à l’héritage, il intervenait pendant que l’on était encore dans la force de l’âge. Aujourd’hui, ces temps forts sont portés à un autre horizon… Et cette révolution est intervenue grâce aux progrès miraculeux de la médecine, avec un héros-samaritain, le médecin, qui a modifié par là-même le type de nos douleurs.

Arrivent ensuite les nouvelles technologies, qui transforment en profondeur les relations humaines – parce que tout va plus vite, on se comprend mieux : auparavant, les lettres mettaient trois mois à parvenir, différant d’autant la compréhension des états d’âme qu’elles exprimaient – mais surtout le travail, et, bientôt, la démocratie.

Or le contemporain est peu lisible et il se trouve que nous n’avons pas d’explication de cette période, en particulier par le politique : parce qu’elle n’a pas de philosophie de l’histoire, la politique est en panne. La puissante philosophie des Lumières nous faisait penser que nous allions sans arrêt vers le meilleur, jusqu’à il y a 20 ou 30 ans où plusieurs crises se sont se succédées : nous avons alors cessé de parler du progrès.

Pourtant, nous connaissons une forme de progrès. Nous sommes passé de la période de Darwin et sa théorie de l’évolution à celle du souci du devenir de l’humanité. Le philosophe nous présente l’image d’une génération « sculptée par la vie et par la paix », la sienne, la nôtre et probablement celle à venir : la génération de « l’âge doux » (du software).

Il en donne une belle illustration : le sens de l’expression « donner sa vie » est passé d’aller mourir pour sa patrie à celui de donner de son temps à des malades, à des misérables, à tous ceux qui en ont besoin. Le changement de signification dans le fait de consacrer sa vie révèle un changement d’intention.

Nous serions donc dans le « doux » de la paix et l’aurions oublié. Je suis en accord avec ce paradigme : à force d’être abreuvé de mauvaises nouvelles, de discours haineux, de vocables guerriers (des managers d’entreprises aux élus de la nation, en passant, parfois, par les échanges interpersonnels) on en oublie qu’aucun conflit militaire ou de guerre civile n’est venu troublé nos temps et l’on se croit pourtant en lutte permanente. Bien sûr, il existe toujours des atrocités, des injustices et de la violence. Cette violence se retrouve y compris dans l’esprit de compétition distillé dans plusieurs strates de nos vies. En effet, celui qui gagne est-il le meilleur? Selon le philosophe, non : celui qui gagne dans la compétition et dans la hiérarchie est souvent le plus violent.

Mais en réalité, il n’y a pas plus « d’âpreté » qu’auparavant. Il y en a même moins, de l’avis de tous les historiens de la violence.

Ce qui a changé, comme le dit très justement Christophe André par ailleurs, c’est que nous sommes devenus intolérants à cette violence – et c’est heureux – nous supportons de moins en moins les violences faites aux femmes, aux enfants, les injustices, le racisme. Mais le psychiatre pense lui aussi qu’il y a eu de progrès considérables et qu’il continue d’y en avoir.

Cette période de paix modifie également notre rapport à la planète, l’environnement : nous avions omis que nous en faisions partie, que « nos ancêtres sont aussi les montagnes, les fleuves, les singes, les dinosaures, la lumière qui descend des étoiles, car tout cela a laissé des traces que l’on peut lire », ils font partie de notre histoire complète – à laquelle nos appartenons depuis le Big Bang- et pas uniquement de l’histoire humaine, narcissique. Et comprendre notre histoire et son évolution nous est vital : il est essentiel de comprendre ce qui nous arrive pour savoir ce que l’on peut en faire.

A la fin de la conférence, je suis convaincue que nous sommes en paix. Mais cela me pose questions : tout d’abord, cet avis peut-il être partagé par l’ensemble des pays de la planète ? A l’évidence non et c’est déjà en soi un bien triste constat, renvoyant à l’impuissance de nos humanités. En second lieu, cette paix « militaire » alimente-t-elle une paix sociétale ? Je n’ai pas tout à fait ce sentiment, force étant de constater que de nombreuses tensions civiques et interpersonnelles émanent de notre système occidental. Enfin, cela suffit-il à éprouver un profond sentiment de paix ? Il me semble que le « marché » de la bienveillance, de la paix intérieure et du développement positif ne s’est jamais si bien porté tant la demande est grande.

Il y aurait donc une étape supplémentaire à franchir, d’accession à la paix personnelle en s’appuyant sur cette réalité de paix entre les nations? Je le crois. En tout cas, la seconde est favorable à la première, ne fût-ce que parce qu’elle permet aux individus de se pencher sur l’intériorité, l’extériorité n’étant pas menacée (ce qui tord le cou à la vision de la menace de l’étranger que certains concitoyens et responsables assènent). Et la réciprocité n’est plus à démontrer : notre propre changement vers l’équilibre interne, pour peu qu’on en fasse la démarche, accompagne celui, plus global, que nous présente Michel Serres.

J’ai pour ma part bien envie de me laisser imprégner de cette vision du monde, qui m’offre une pause pacifiste entre deux propos alarmistes. Cette marque d’utopie me satisfait ; elle est enthousiasmante, d’autant plus que, comme le souligne le philosophe, « il n’y a pas de bonne histoire sans utopies », ces utopies qui sont finalement concrètes et nous font la vie plus douce…

(image de la Une : homme en proie à la paix de Picasso)

*déjà en 14-18 l’homme n’avait pas envie de tuer :  lors d’une attaque de soldats de 1ère ligne, 36 000 cartouches furent tirées juste de l’autre côté et firent…7 morts. Cette anecdote tirée de « La Bonté humaine » de Jacques Lecomte peut laisser songeur.