Lorsque j’ai à l’esprit les enseignements spirituels sur l’instant présent, le détachement, l’interconnexion des êtres et de la nature, l’empreinte du ciel et de la terre, l’impermanence, l’humilité, les vertus du silence, eh bien je pense à un homme en particulier : Jaabi, artiste peintre, homme doué pour tous les arts, avec sa vision singulière de l’art de vivre.
Mais de toutes ses qualités, je retiens avant tout la liberté, du moins une forme spécifique de liberté qui appelle bien d’entre nous sans que ne nous puissions l’atteindre : celle d’aller jusqu’au bout de soi, au point de ne faire qu’un, dans un cheminement naturel de dénuement et de communion avec la terre, loin, bien loin, de nos vies modernes.Malgré ou plutôt à partir d’une faille personnelle profonde, Jaabi choisit de laisser cette liberté guider la seconde partie de sa vie. Déjà un long voyage en Inde, Nouvelle-Guinée et îles Célèbes (inconnues pour moi jusque là!) avait ouvert la voie de ce libre cheminement vers soi. A son retour, je l’avais trouvé changé et ses récits m’avaient procuré une aspiration à la spiritualité qui ne me quitterait plus… Il ne lui fallut pas longtemps pour couper les amarres de Paris afin de séjourner longuement en Afrique et en Océanie, des années dont j’ai gardé en mémoire une expérience incroyable de Robinson sur une île déserte, avec sa guitare, sa pirogue et son besoin de liberté, ou de libération devrais-je dire. Le mythe du grand frère aventurier était installé.
Son troisième grand voyage fût la Polynésie et les îles Fidji, où il s’installa et se contenta -au sens fort du terme- de vivre un jour après l’autre, parmi des gens pour lesquels la tradition et le respect – de la nature, des ancêtres, des liens – sont empreints d’une valeur profonde. Fuyant la fureur consumériste occidentale, il trouva auprès des fidjiens notamment une source d’amour et d’inspiration, avec le charme de l’ancien temps, « living in the past » comme il intitulait certaines de ses oeuvres.
Ia ora na*, Jaabi : cette vie dans le pacifique lui ouvrit la voie de la création. De la musique, dont il jouait si bien, il s’est transporté à la peinture, mais pas n’importe laquelle. Une expression artistique découverte presque par hasard en peignant des cerfs-volants tandis qu’il ne lui restait plus assez d’acrylique : il se mit à la peinture à la terre, à partir du fruit d’un arbre ou d’une algue séchée en guise de pinceau, de pigments terreux et de pierres colorées en guise de palette et de feuilles d’une plante fidjienne (le tapa) en guise de toile.
La nature lui offrira donc ses outils et sera honorée en retour : la Terre mère est présente dans toutes ses oeuvres, réalistes ou abstraites, y compris dans les portraits si délicats, dignes de photos qu’il pouvait saisir avec sa sensibilité.
« J’aime prendre le temps quand j’arrive dans un endroit, m’imprégner du lieu, deux ou trois jours, ressentir les vibes de la nature et après je me mets à peindre. Je me laisse autant que possible traverser par le courant et même s’il reste de moi, c’est cette énergie de la nature que je voudrais qu’il reste sur la toile, c’est ce que je recherche… » (Jaabi 2009).
« Loizo »
La liberté était dans chaque parcelle de la nature avec laquelle il communiait véritablement, elle était son art.
Cependant cette grande liberté pouvait lui coûter la vie : entouré de nombreux amis mais accroché à sa solitude, malgré une belle ère de bonheur amoureux, il demeurera une majeure partie de sa vie avec peu de moyens – encore une expression de son rejet du matérialisme et de la dépendance que cela peut engendrer – pas de domicile à l’épreuve des tourments de la nature que ces îles affrontent (les cyclones), parfois pas de quoi se suffire à lui-même et pas de soins médicaux. Cette liberté aurait pu également lui coûter l’amour de ses proches car l’éloignement de vue, et de point de vue, crée parfois des ruptures avec ceux qui nous aiment mais ne s’y retrouvent plus. Qu’il est difficile de ne pas juger et d’aimer l’autre comme il est, pour ce qu’il est. Et pourtant ses proches n’ont jamais cessé de l’aimer, comme tous ceux qui ont croisé – car il était presque toujours de passage – sa route généreuse et lumineuse, énergétique comme ses peintures.
« Jaabi un homme grand dans la simplicité, la gentillesse, la création, et l’humilité. J’ai eu la chance de croiser sa route un jour sur la plage du hana iti. Il est arrivé avec sa pirogue tout en bois local (…) Son souhait était de sillonner le lagon immense de Raiatea sans se soucier où il allait dormir ou ce qu’il allait manger. Lui, comme on dit, c’était un vrai un roots qui ne feignait pas son identité, la liberté était son étendard, il s’en nourrissait. » (témoignage)
La bienveillance chevillée au corps, voilà un être qui a su partager le peu qu’il avait et rester dans le dialogue, sans toutefois parvenir à exprimer tout ce qu’il ressentait tant il fuyait le conflit et redoutait l’attachement, au détriment de certains êtres qu’il aura manqués. Pour ma part, il me manquait souvent. Mais il m’a tant fait rêver : les photos qu’il m’offrait de retour de voyages puis celles qu’il postait sur les réseaux en titrant « gud ples » (good place), les textes qu’il écrivait, les histoires qu’il inventait, la réalité qu’il enjolivait et les tableaux qu’il peignait, tout cela m’a transportée et sans doute fait grandir, y compris sa manière douce de m’inviter à aller plus loin dans ma quête de sens. J’ai ressenti de l’agacement (alors qu’il avait mille fois raison !) quant à sa façon de sous-entendre qu’on ne vivait pas en harmonie, entravés par nos choix d’existence ; un peu de colère lors de son éloignement silencieux de longues années ou à cause des risques qu’il prenait au nom de sa sacrosainte liberté, mais c’est précisément son âme d’homme libre et d’homme de paix qui ont suscité mon admiration et mon respect.
J’ai compris que ce que je prenais pour de la peur était finalement un vrai courage : celui de vivre pleinement ses convictions et celui, tout aussi grand, de l’acceptation et du lâcher prise. Je suis parvenue à éprouver bien plus de gratitude que d’irritation au fait qu’il nous « échappait ». Et puis je savais qu’il ne voulait pas nous inquiéter et qu’il nous aimait, nous tous, ses proches lointains.
Je crois bien au fond que c’est la première personne que j’ai appris à prendre tel qu’il était, le nomade en pirogue (« la priogue, brad, toujours » concluait-il dans ses déplacements sur ce continent de l’eau).
Cet homme ne disait jamais du mal de personne et écoutait avec curiosité, dans une posture patiente, avec un véritable respect du monde et de l’existence, jusqu’à l’oubli de soi. Touché par l’humain, il avait tout d’un être de lumière.
« Il peint la nature et se laisse traverser par les énergies de la terre, du ciel, de la mer, des animaux, des humains, ses frères, dans le respect et une sorte d’ascèse généreuse, simplement. Parce qu’il désire, je crois, être en accord avec la vie, le monde et son moi profond qui lui dicte la poésie, « l’artiste », car c’est un mode de pensée, de vie, d’exister » dit de lui un ami de Fidji dans les Vent de l’Inspire. « Il peint, se laisse traverser par ce grand souffle de la nature, à l’écoute de la simplicité d’être, du dépouillement et d’une vérité, d’une sagesse aussi, la parcimonie est préférable à l’excès, étouffoir de la spontanéité, de la parole dans ce qu’elle a de sacré, l’Europe quand il y vient, est trop loin de ce calme et il nous l’apporte, avec une chanson et quelques fruits, quelques accords de sa guitare qui suffisent à la sérénité ».
Jaabi, cet homme brillant, poète, conteur, compositeur et interprète de son talent, dont le doux regard, les mains d’artiste et le sourire charmant auront séduit bien des personnes au gré de ses nombreux voyages, n’aura pu – ni voulu sans doute – connaître une forme de succès étendu. Mais sa notoriété de coeur est gravée sur le tapa et dans les esprits, si bien qu’un lieu dans une île fidjienne porte à présent son nom : « Jaabi Point », par la volonté des amis qui ont partagé son existence et son art. De Paris à Huahiné, en passant par Fort-de France et Dakar, Roquebrune sur Argens et Leleuvia, Papeete et Francardo, son aura continue de diffuser les « good vibes » qu’il cultivait.
Peaceful par essence, il aurait aimé avoir le pouvoir de changer la nature humaine en bonté divine. Guidé par la nature, il s’en est remis à elle, au bord de l’océan…pacifique.
Mauruuru roa**, Jaabi.
*Bonjour / **Un grand merci (en tahitien)
Découvrez l’artiste Jaabi Farai :
http://www.jaabster.com/
http://www.bodyofart.com/fr/explore/gallery/abstracts-6680/virtual
https://www.facebook.com/jaabi.faarai.5?fref=ts
3 novembre 2016 at 4:33 PM
Quel bel hommage et quel texte magnifique, sensible émouvant et intelligent ! Là où il se trouve, il doit avoir savouré ce si beau témoignage.
3 novembre 2016 at 4:43 PM
merci….
18 novembre 2016 at 10:59 AM
Ton texte est très très touchant, vrai, sans fard. J’aurais vraiment aimé connaître ton frère avec une telle personnalité, et discuter des heures avec lui, s’il l’avait voulu. Il restera en tout cas éternel de part ses toiles, ton hommages, le lieu renommé pour lui. C’est beau.
18 novembre 2016 at 11:47 AM
mille mercis pour lui…
29 octobre 2017 at 6:37 PM
Que d’émotions à la lecture de ce beau texte, de ce beau personnage que j’aurai vraiment aimé connaître lorsque je lis ceci. Merci de ce partage difficile et touchant.
30 octobre 2017 at 8:30 AM
Namasté Olivier, c’était effectivement un de ces êtres qui nous ramènent à la puissance de la vie et je suis heureuse qu’il puisse (encore) toucher d’autres personnes.